Les animaux aussi ont un patrimoine à transmettre
Sommes-nous les seuls vivants à hériter ? Rien n’est moins sûr, comme le révèle une étude publiée récemment, qui montre que certains animaux lèguent à leurs descendants un patrimoine aussi bien matériel que culturel.
« L’héritage n’appartient qu’à l’homme. Nous sommes des héritiers », écrivait le philosophe Régis Debray dans Transmettre (Odile Jacob, 1997). Et d’ajouter : « Si l’homme est l’animal qui a une histoire, la transmission non biologique, artificielle, de caractère acquis est l’autre nom de la culture humaine. » Une étude récente remet en question cette idée et attire l’attention sur l’existence d’une transmission de patrimoine matériel et culturel chez de nombreux animaux. Des héritages, et non seulement des hérédités, selon une opposition classique.
L’hérédité concerne tous les vivants. Par l’hérédité, les parents transmettent à leur descendance une partie du patrimoine génétique qu’ils ont reçu de leurs ancêtres. Ce patrimoine qui façonne le corps est inflexible, il ne peut être corrigé, il est déterminé d’emblée à la naissance. Il s’enrichit, bien entendu, ou du moins se transforme au cours de l’évolution, mais cette évolution est lente et surtout discontinue : elle se produit seulement dans les mutations qui donnent naissance au génome singulier de l’embryon. Le nouvel individu n’a aucun pouvoir sur cette hérédité. Rien à voir avec l’héritage : pris dans ce sens, le patrimoine n’est pas inné. Il ne s’inscrit pas en effet dans le corps mais structure le monde de biens, d’œuvres, de rites, d’institutions, de repères, qui précèdent toujours le descendant et dans lequel celui-ci est accueilli. Ce patrimoine, matériel et culturel, est par conséquent beaucoup plus souple. Mais il est aussi beaucoup plus fragile, car l’héritage ne survit que si les générations suivantes en prennent soin.
Ce partage de l’hérédité et de l’héritage recoupe-t-il tout à fait celui de l’homme et de l’animal ? Pas vraiment, si l’on s’en tient aux résultats de l’étude récente parue dans la revue Behavioral Ecology. Certains écureuils, par exemple, transmettent des stocks de glands à leurs petits. Difficile peut-être de parler d’héritage dans ce cas particulier, les glands n’ayant pas vocation à être transmis à nouveau à la génération suivante. Ils seront consommés et détruits par les jeunes écureuils et appartiennent en ce sens au régime de la survie biologique beaucoup plus qu’à une logique de constitution d’un héritage durable. D’autres comportements sont plus probants. Dans les sociétés de hyènes, les descendantes des femelles dominantes gardent les positions dominantes – préservation aristocratique de la hiérarchie sociale. Les petits poissons-clowns conservent le droit de loger dans les anémones de mer où se cachaient leurs parents – symbiose essentielle à leur subsistance. Les jeunes bernaches mâles exécutent des parades de séduction transmises par leur père. Et de nombreux oisillons apprennent à chanter en imitant leurs parents. Quant aux chimpanzés, ils lèguent des outils à leurs petits.
Tous ces exemples sont des formes d’héritage, dont les générations successives auront la charge de prendre soin s’ils veulent continuer à bénéficier des avantages qu’ils procurent. Plus précisément, ils témoignent de l’existence de patrimoines familiaux, qui procurent un certain avantage aux petits d’une lignée par rapport à d’autres membres de l’espèce. On objectera que l’héritage ne se résume pas à cette forme familiale de transmission, que, précisément, l’être humain ne reçoit pas seulement en héritage un patrimoine singulier, différencié, discriminant, mais un patrimoine commun, qu’il partage avec tous les membres de la société dans laquelle se déploie son existence. C’est sans doute vrai. Mais n’est-ce pas aussi le cas chez bien des animaux sociaux ? Les guêpes ou les fourmis reçoivent en legs un même nid collectif qu’elles passeront leur vie à entretenir, à défendre, à préserver pour qu’il leur survive. Tout dépend au fond des stratégies évolutives adoptées par les espèces : stratégie de la rivalité ou de la collaboration. Ces deux tendances coexistent au sein de l’humanité, qui ne cesse de se poser la question de l’équilibre entre les deux. Il paraît indéniable en tout cas que les animaux sont, eux aussi, des héritiers.
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